39.
Des murmures parcoururent l’assemblée, stupéfiée par l’apparition de cette femme étrange qui avait l’allure d’une reine. Pour beaucoup, la femme sage de la Place de Vérité n’était qu’un personnage légendaire, doté de pouvoirs surnaturels. Comme elle ne sortait jamais du village, son existence même avait été mise en doute.
Le président du tribunal éprouva des difficultés à trouver ses Mots.
— Comment... comment pouvez-vous être aussi affirmative ?
— Depuis que Néfer le Silencieux habite le village, je l’ai observé. Ce n’est pas un criminel.
— Votre avis n’est pas négligeable, estima le doyen avec prudence, mais seule une preuve...
— S’il est établi que Néfer ne pouvait pas se trouver sur la rive ouest la nuit du drame, ne serait-il pas définitivement innocenté ?
— Certes, mais lui-même est incapable de se souvenir de l’endroit où il se trouvait à ce moment-là.
La femme sage s’approcha du jeune homme qui admira la profondeur et la beauté de son regard.
— Donne-moi ta main gauche.
Elle la serra entre les siennes. Une chaleur à la fois douce et intense pénétra dans la paume de Néfer, monta le long de son bras et envahit sa tête.
— Ferme les yeux et souviens-toi.
L’âme-oiseau de Néfer entreprit un superbe voyage, volant au-dessus du Nil et des bateaux poussés par le vent. Puis elle fut irrésistiblement attirée par une palmeraie où se nichait un petit village proche d’Assouan, la Rive heureuse, où des enfants jouaient avec un petit singe vert.
— Oui, murmura-t-il, j’ai dormi à l’orée de ce village, enroulé dans ma natte, cette nuit-là. J’étais fatigué et morose, prisonnier de mon errance, sans aucun goût pour le monde extérieur... Mais c’était bien là, la Rive heureuse, et la pleine lune brillait.
Néfer ouvrit les yeux, la femme sage s’éloigna et s’adressa de nouveau au président du tribunal.
— Demandez au chef Sobek de se rendre immédiatement à cet endroit et d’y interroger les habitants.
Enfermé dans l’une des cellules du cinquième fortin, Néfer attendait sans impatience. À cause de l’intervention de la femme sage en sa faveur, les policiers se montraient particulièrement prévenants envers lui, de peur d’être frappés par un sortilège. Correctement nourri, autorisé à faire quelques pas au-dehors le matin et le soir, Néfer voyait Claire chaque jour.
Pour le rassurer, elle lui affirmait que tout se passait bien au village, mais il était persuadé que certains, doutant encore de son innocence, devaient lui mener la vie dure.
Enfin, au terme de deux semaines de voyage et d’enquête, Sobek ouvrit la porte de la cellule.
— Tu es libre et lavé de tout soupçon, Néfer. Plusieurs témoins t’ont bel et bien vu à la Rive heureuse, la nuit du crime. Ce n’est donc pas toi qui as tué le policier. À titre d’indemnité pour le préjudice subi, le tribunal t’accorde un coffre de rangement en bois, deux pagnes neufs et un rouleau de papyrus de bonne qualité. Quant à moi, je te présente mes excuses.
— Tu n’as fait que ton travail.
— Mais tu ne me pardonneras jamais...
— Pourquoi as-tu cru en ma culpabilité, Sobek ?
— J’ai agi deux fois à la légère : d’abord en supposant que le policier avait été victime d’un accident, ensuite en pensant que l’auteur de la lettre anonyme m’offrait l’identité de l’assassin et me permettait de réparer mon erreur. Si tu l’exiges, je demanderai ma révocation.
— Je ne l’exigerai pas.
Le Nubien se raidit.
— Je n’ai pas l’habitude qu’on s’apitoie sur mon sort...
— Ce n’est pas de la pitié. Tu as commis deux graves erreurs, en effet, et elles t’ont sans doute beaucoup plus appris que tous tes succès. À présent, tu seras d’autant plus méfiant et tu veilleras sur la sécurité du village avec davantage de lucidité.
Sobek eut le sentiment que Néfer le Silencieux était taillé dans un autre bois que la plupart des artisans de la confrérie. À aucun moment il n’avait élevé la voix et nul ressentiment ne semblait l’habiter.
— Demeure un problème grave, rappela le policier : qui a écrit cette lettre ?
— As-tu une piste ?
— Aucune, mais j’ai été ridiculisé et je suis rancunier. Il y a eu crime, c’est certain, et l’assassin est probablement l’auteur de ce document. Mais pourquoi a-t-il cherché à te détruire ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Je prendrai le temps qu’il faudra, promit Sobek, mais je ne laisserai pas cette énigme inexpliquée.
— Puis-je rentrer au village et retrouver mon épouse ?
— Tu es libre, je te l’ai dit, mais écoute-moi un instant encore : ne crois-tu pas que tu es en danger ?
— N’assureras-tu pas ma protection ?
— Je ne suis pas autorisé à pénétrer dans le village.
— Qu’aurais-je à y craindre ?
— Suppose que l’auteur de la lettre anonyme soit un membre de la confrérie... Il n’aura de cesse que de continuer à te nuire, voire de te supprimer. Et c’est dans le village même que tu seras le plus en danger.
— Mène ton enquête, Sobek, et identifie le démon qui se cache dans les ténèbres.
Le Nubien sentit que l’artisan ne prenait pas au sérieux ses avertissements mais il ne le retint plus, trop heureux de ne pas le voir déposer contre lui une plainte qui aurait mis fin à sa carrière.
À peine Néfer sortait-il du fortin qu’un chien noir bondit sur lui avec une telle fougue qu’il faillit le renverser. Après lui avoir posé les pattes sur les épaules et léché les joues, Noiraud entama une course folle autour de son maître et, la langue pendante, s’arrêta enfin pour se faire caresser.
Claire s’avança vers son mari qui la prit dans ses bras.
— Noiraud voulait être le premier à fêter ta libération... Quel bonheur de te retrouver !
— Pendant cette épreuve, je n’ai pensé qu’à toi. Je voyais ton visage, il effaçait l’angoisse et les murs de la cellule. Si tu n’avais pas été présente à l’audience, je me serais effondré.
— C’est la femme sage qui t’a sauvé.
— Non, c’est toi. Dès que je t’ai vue, j’ai su que les mensonges ne m’atteindraient pas.
— Mon père est mort, avoua-t-elle, et c’est Ardent qui s’est occupé des funérailles pour que je puisse être à l’audience. Ce garçon a un cœur d’or.
— As-tu revu la femme sage ?
— Non, et l’on m’a déconseillé de l’importuner. Il était temps que tu reviennes.
— Tu étais tenue à l’écart, n’est-ce pas ?
— Je ne me souviens de rien... Notre vie au village commence aujourd’hui.
Claire avait raison. À présent, Néfer savait que le bonheur était à la fois fragile comme les ailes d’un papillon et robuste comme le granit, à condition que l’on savoure chaque instant à la manière d’un miracle.
Accompagné de Noiraud, le couple se dirigea vers la porte principale.
— Je regrette de ne pas avoir assisté aux funérailles de ton père.
— Il t’admirait beaucoup, et j’espère l’avoir apaisé avant le grand départ. Je lui avais promis que la justice serait rendue, elle l’a été.
— Ne possèdes-tu pas d’étranges pouvoirs ?
— Non, c’est ton amour qui m’a permis de ne pas perdre courage.
Le gardien les salua avec chaleur.
— Heureux de te revoir, Néfer ! Moi et mon collègue, on a toujours su que tu étais innocent. Il paraît qu’une fête se prépare, au village... Amusez-vous bien !
La porte s’ouvrit, Néfer et Claire rentrèrent dans leur nouvelle patrie.
Les deux chefs d’équipe à leur tête, tous les artisans s’étaient regroupés à l’entrée de la rue principale pour accueillir le couple et lui donner l’accolade. Les retrouvailles furent joyeuses, et l’on vida quelques amphores de bière douce en vantant les mérites de la femme sage.
— Puisque Néfer est de retour, dit Neb l’Accompli, l’heure est venue de procéder à l’initiation d’Ardent.